Cet été, notre ambassadeur Sofiane Sehili a tenté de devenir la personne la plus rapide à traverser l’Eurasie à vélo, en partant de Cabo da Roca, au Portugal, et en terminant à Vladivostok, en Russie. Son parcours nous a tenus en haleine alors qu’il poursuivait cet extraordinaire record — un défi qui consistait a couvrir près de 18 000 kilomètres en seulement deux mois. Bien que l’attention médiatique se soit largement concentrée sur la fin dramatique de son aventure et sa détention en Russie, nous souhaitons mettre en avant l’extraordinaire performance sportive qui a précédé ces événements dans cette interview exclusive. La performance de Sofiane a été un incroyable exploit d’endurance, de détermination et de courage — un exploit qui mérite d’être reconnu et célébré. De notre côté, nous sommes très fiers d’avoir contribué, même modestement, à cet exploit sportif, puisque Sofiane utilisait le cockpit Ether gravel de KS. Bien sûr, vous avez certainement suivi le dénouement de l’aventure de Sofiane; heureusement, tout s’est bien terminé et nous avons tous été immensément soulagés de le voir retrouver sa liberté.

On a du mal à imaginer qu’il existe un entraînement « adapté » à une telle traversée. Comment t’es-tu préparé physiquement à ce défi ? Je roule 100% de l’année. Quand on est pro en ultra, il n’y a pas de moment off dans la saison. Surtout cette année, où j’ai eu un événement très important dès le mois de février (l’Atlas Mountain race). Le vrai challenge, c’est de récupérer correctement entre deux courses. Elles sont évidemment très éprouvantes et on ne les finit pas en forme. Au mois de mai, j’ai participé à la Trans Balkan Race, donc tout l’enjeu pour moi c’était de bien faire la transition entre cette course et la tentative de record. Bien récupérer, puis reprendre au bon moment.

Est-ce que tu avais un programme d’entraînement spécifique, ou est-ce que tu t’es dit : « Je pars en forme, et c’est sur la route que mon corps va s’adapter » ? Je ne me suis pas astreint à une préparation spécifique. Je pense qu’elles sont devenues indispensables dans beaucoup de disciplines du cyclisme, mais qu’elles ne le sont pas forcément en ultra. ça fait une dizaine d’années que je pratique la longue distance, donc j’ai mes repères. Je sais que sur deux mois, on peut éventuellement commencer en étant un peu en deçà, et qu’à un moment le rythme viendra. L’important c’est plus de parfaitement connaître son corps et de savoir comment il réagit à la répétition des efforts. Je savais par exemple que la chaleur allait être une des grosses difficultés de cette tentative. Je n’avais pas le temps de m’y préparer en amont, donc je me suis jeté à l’eau comme ça, en me disant : l’adaptation se fera en chemin. Résultat, j’ai beaucoup souffert au début, mais après une bonne semaine, mon corps réagissait mieux aux efforts fournis par temps de grosse chaleur.

Et au-delà du physique, comment te prépares-tu mentalement à passer deux mois seul sur ton vélo, à enchaîner des journées entières d’effort, souvent dans des conditions extrêmes ? C’est l’expérience de plusieurs années passées non seulement sur le circuit d’ultra-cyclisme, mais aussi de mes propres voyages au long cours. Il faut avant de décider de se lancer dans une aventure comme celle-là, un certain amour de la solitude. Si on ne supporte pas d’être seul avec ses pensées, alors il vaut mieux faire autre chose. Être seul dans des espaces déserts, d’un calme absolu, c’est la raison même pour laquelle je fais du vélo. Bien sûr après cinq ou six semaines sur la route, on commence à avoir envie de rentrer, de retrouver ses proches, son chez soi. Mais quand vient ce moment, on s’est tellement rapproché de l’objectif, que rien ne peut plus nous en détourner.

Anticiper… sans tout contrôler. Pour préparer un voyage l’impossible comme celui-là, jusqu’où peut-on anticiper ? C’est très très compliqué de tout anticiper. Et je ne sais même pas si c’est souhaitable. L’aventure c’est justement l’inattendu, se laisser porter par l’imprévu. L’important c’est d’être prêt à parer à toute éventualité. A un niveau physique et mécanique, on ne doit rien laisser au hasard. Pour le reste, on peut être flexible. Mais tant qu’on avance, c’est le principal. L’essentiel, c’est d’être toujours en mouvement, dans la bonne direction. Après, dans quel pays, sur quelle route, quel revêtement, à quelle vitesse, c’est du domaine de l’accessoire.

Est-ce que tu avais tout planifié — itinéraire, étapes, points de ravitaillement — ou est-ce qu’il y avait une grande part laissée à l’improvisation, selon la météo, la fatigue, les rencontres ? Quand je voyage, j’aime bien partir avec une idée générale de par où je veux passer, mais rien de trop précis. Je suis convaincu qu’il faut être flexible. Sinon on s’ennuie. De toute façon, tout prévoir sur 18.000km, c’est impossible. Il suffit qu’il y ait un seul grain de sable dans la machine, et tout le plan tombe à l’eau. Et, en l’occurrence, les surprises pour moi ont commencé dès le premier jour. J’ai énormément souffert de la chaleur au Portugal et ma première étape a été beaucoup plus courte que ce que j’avais imaginé. Après, j’ai dû m’adapter. Au final, pas mal de choses ont changé par rapport à l’itinéraire que j’avais initialement prévu de suivre. Par exemple, arrivé au Kazakhstan, j’ai constaté que les routes étaient trop dangereuses et j’ai changé mon fusil d’épaule : au lieu de des steppes kazakhes, j’ai traversé le désert ouzbek et les montagnes tadjikes. Ça m’a fait perdre du temps, mais ça m’a fait gagner en sérénité et ça m’a offert certains des plus beaux rides de ce voyages.

Sur un trajet aussi long, il y a forcément des imprévus : une panne, une frontière compliquée, un jour sans… Comment tu gères ce genre de situations, quand il n’y a pas d’assistance, pas de voiture suiveuse ? C’est encore une fois une question d’expérience. J’ai commencé à voyager à vélo il y a une quinzaine d’années. J’ai eu le temps d’apprendre à gérer la plupart des ennuis mécanique et régler toutes sortes de problèmes. Je pense qu’en terme de bikepacking, il y a très peu de problèmes vraiment insolubles. Par exemple, au Tadjikistan, je me suis retrouvé deux fois sans argent et sans possibilité d’en retirer. La première fois, en demandant à des passants dans la rue, j’ai réussi à trouver des changeurs clandestins qui ont accepté de m’acheter un billet de 100$. La deuxième fois, j’ai fait le tour des guest-houses et j’ai fini par tomber sur un touriste néerlandais en route pour le Kirghizistan qui m’a donné des devises tadjikes en échange d’un virement bancaire. Ce que je trouve intéressant dans une tentative de record comme celle-là, c’est que pour la réussir, il ne suffit pas de pédaler « bêtement ». Il faut être débrouillard, inventif et avoir une âme de baroudeur.

Et justement, sans équipe derrière toi, comment trouves-tu le bon équilibre entre le matériel indispensable pour prévenir les problèmes techniques, et la nécessité de voyager léger pour ne pas te pénaliser physiquement ? Il y a des choses qu’on peut acheter un peu partout dans le monde, comme des chambres à air ou des rustines. Le reste, il faut le transporter avec soi : plaquettes, rayons de rechange, patte de dérailleur, maillons de chaîne. Au fil des années, je me suis fait une liste des choses qui ne pèsent rien, ne prennent pas de place et qui peuvent me sauver la vie. Je les emporte toujours avec moi. J’avais aussi prévu un colis, envoyé au Kazakhstan depuis chez moi, avec des pneus, une cassette, une chaîne. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’est jamais arrivé. La bonne, c’est que ma cassette et ma chaîne ont tenu 18.000km. Pour ce qui est des pneus, ça m’a posé pas mal de difficultés, mais j’ai fini par réussir à en trouver dans un magasin à Ulan-Bator.

Passer deux mois quasiment seul sur les routes du monde, c’est une expérience rare. Comment tu vis cette solitude au quotidien ?
Est-ce que c’est quelque chose que tu subis, ou au contraire un espace de liberté que tu recherches ? Ce n’est pas du tout quelque chose que je crains ou que je subis, bien au contraire. Mes plus belles étapes, elles ont été dans les montagnes du Pamir ou dans les steppes de Mongolie. Là où les routes sont désertes. Là où on ne trouve un village que tous les cent kilomètres. J’ai grandi en banlieue parisienne et j’ai habité quasiment toute ma vie à Paris ou pas loin. Quand j’ai commencé à voyager à vélo et à découvrir ce que c’était que de se retrouver dans le calme d’une solitude absolue, ça a été une révélation pour moi. Ce n’est pas par hasard que je me suis spécialisé dans le gravel et le VTT. C’est en prenant ces routes non asphaltées et ces sentiers perdus que je peux atteindre ces endroits où l’ivresse de la solitude est la plus pure.

Et puis, quand on est dans une logique de performance, à pédaler des centaines de kilomètres chaque jour, est-ce qu’on parvient encore à profiter des paysages, des cultures traversées, des moments de grâce ? Oui, heureusement. Bien sûr, ce n’est pas les conditions idéales pour profiter. Parce que souvent, on en a marre, on est fatigué, ou simplement pressé. Mais quand on est 12 à 16 heures par jour sur la selle, on a quand même de nombreux moments où on arrive à être dans le bon état d’esprit pour vraiment goûter la joie d’être dehors, la curiosité de découvrir des cultures hyper éloignées de la sienne, le bonheur de témoigner de la beauté de la nature. C’est la magie du vélo. Quant à la magie propre à la longue distance, c’est parfois ces moments de grâce qui interviennent à la fin d’une journée éprouvante ou sans trop d’intérêt, et qui viennent en quelque sorte la sauver et lui donner tout son sens et sa justification. Par exemple, la lumière douce et orangée d’un crépuscule qui se reflète sur un canal et qui vient transfigurer un paysage, au moment où on vient de quitter un axe très fréquenté pour une petite route de campagne… et en quelques minutes on peut oublier 12 heures passées à s’ennuyer.

Est-ce qu’il y a eu un instant, une rencontre, un lieu, où tu t’es dit : « C’est pour ça que je le fais » ? Il y en a eu plusieurs. J’ai le souvenir d’une étape de 380km en Mongolie, poussé par un vent d’ouest dans des paysages somptueux et d’une quiétude irréelle. Cette impression de voler, presque sans effort et l’asphalte qui se déroule comme un tapis rouge. La découverte des montagnes à l’Ouest de la Turquie. Ou encore l’accueil réservé par une hôtelière en chine, à la fin d’une journée sous la pluie. Elle a pris soin de moi comme si j’étais de sa famille. Elle m’a ramené des vêtements secs, m’a servi un bon repas chaud quand je suis sorti de la douche. Elle a été la rencontre qui a fait de cette journée qui avait été si éprouvante, un des plus beaux souvenirs de ce voyage.

Au-delà du défi sportif. Après une telle traversée, et surtout son épilogue, on imagine que tu ne reviens pas tout à fait le même. Qu’est-ce que cette expérience t’a appris sur toi, sur tes limites, ou sur la manière dont tu vois le monde ? C’était deux mois intenses. Deux mois où le vélo était toute ma vie. Où je me suis transformé en une sorte de machine obsédée par la progression à tout prix. Et où ma vie habituelle, celle en dehors du vélo, est devenue au fil des jours de plus en plus irréelle. D’un côté c’était grisant. Mais d’un autre, ça me faisait ressentir ce sentiment étrange de prendre trop de distance avec mon existence normale, et notamment ma compagne, qui est elle aussi cycliste. Je me suis rendu compte qu’à ce stade de ma vie, s’ il y a encore de la place pour des aventures en solitaire, je n’ai plus vraiment envie de vivre des expériences aussi intenses en solo. Je préfère les partager, peut-être en prenant plus de temps pour la découverte. Maintenant que j’ai construit une vie de couple durable, je ne veux pas que ma partenaire ne soit pas impliquée dans des expériences aussi marquantes. Partir un mois un seul, voir un ou deux pays, okay. Mais deux mois, 17 pays, je ne le ferai plus.

Et maintenant que c’est fait… comment on gère « l’après » ? Est-ce qu’il y a un sentiment de vide, ou bien tu penses déjà au prochain projet? C’est difficile de ne pas penser à la route, à l’ivresse du voyage, de la découverte. A cette vie nomade, dépouillée du superficiel, où tout à du sens, où tout est simple. J’ai ça dans le sang et je ne me sens jamais aussi heureux et vivant que quand je suis sur mon vélo, ailleurs, dans ces contrées lointaines où tout ou presque m’est étranger. J’ai l’intime conviction que je suis fait pour ça, que j’ai la chance d’avoir trouvé exactement ma voie. Mais il y a un temps pour tout. Et pour pleinement apprécier le voyage, il faut aussi savoir se poser et se reposer. Le bikepacking me manque un peu mais je suis tout de même content d’être chez moi. Le prochain périple aura lieu à la fin de l’année et sera beaucoup moins extrême : 1500km au Maroc avec ma compagne. Mais après 18.000km seul, j’ai hâte de partager la route avec elle, à un autre rythme, sans la pression d’un record.

Photos: Edgar Santos, Josh Ibbett, Edoardo Frezet, Matteo Secci
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À voir sur YouTube: Ultragravel cycling masterclass by Sofiane Sehili
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